FAMILLE  CARAYON-DUCHÊNE

ANECDOTES FAMILIALES

GUERRE 1914-1918

Lettres de Raymond Gustave Duchêne

Au Front, le 28 mai 1915

Ma petite femme chérie,

Aujourd'hui je recommence mes lettres car elles repartent je crois maintenant, après les quelques jours d'interruption d'usage.
La dernière que je t'ai envoyée, c'était dans un village à 25 km de la ligne ; nous y étions heureux et tranquilles et nous avions grand espoir d'y rester quelques jours, hélas notre espoir n'a pas duré longtemps, le surlendemain à 5h du matin nous partions.
Nous venions de faire 3 km lorsque les autres sont venus nous prendre et nous ont emportés pendant 2h plus à gauche et à une vingtaine de km de la ligne ; là, nous avons fait la grande halte jusqu'à 10h du soir, puis nous sommes partis, cette fois à pied ; nous avons traversé des villages, puis vers les 11h du soir nous avons commencé à rentrer dans les boyaux et nous les avons suivis pendant des km. Dieu, quelle marche ! Enfin à 2h du matin nous sommes arrivés au hameau où nous devions être en réserve pour 1 jour, nous avons traversé ce dernier sous les balles et les obus, cela faisait 6h que nous avions sac au dos et nous étions éreintés, enfin nous avons trouvé une sape où nous mettre à l'abri.
Te décrire l'aspect du village, ma chérie, est impossible ; c'est effroyable : pas une maison n'est intacte, ce n'est que ruines, et c'est avec ces ruines que les barricades sont construites ; enfin nous avons trouvé un trou où nous fourrer ; heureusement car les Boches, qui cherchaient à faire taire notre artillerie, envoyaient des marmites terribles, des 210, et cela tombait tout autour de nous sans discontinuer, car ici de jour et de nuit on n'arrête jamais ; malgré cela, la fatigue aidant, j'ai dormi 4h ; à midi, rien à manger, le soir rien qu'un petit morceau de viande et un tout petit bout de pain.
A 8h nous sommes partis pour la 1ère ligne, toujours dans les boyaux, pendant 6 km, car les détours sont nombreux, enfin nous sommes arrivés au village qui vient d'être pris et que nous sommes chargés de défendre ; celui-là est plus grand et pire que l'autre, on le traverse à travers des boyaux. Le premier soir nous étions section de réserve, nous étions arrivés à minuit ; nous nous sommes installés et mis à l'abri car les obus tombent et les balles sifflent tous le temps. A 3h il y a eu une attaque des boches sur notre gauche qui a duré 1h ; tu ne peux te faire une idée de ce que cela peut être : les mitrailleuses, fusils, canons, tout crachait, et avec quelle vitesse, il est tombé autour de nous pendant cette heure au moins 200 obus, et des gros, ils tombaient à 15, 20, 50 mètres de nous, le déplacement d'air nous soulevait de terre. Enfin cela a diminué, ils ont été repoussés et seule la canonnade habituelle a continué. J'ai pu dormir 2h pendant qu'un camarade me remplaçait de veille.
Matinée toujours les obus, ce midi repas un peu de singe, un peu de pain, un peu de rhum, un quart d'eau ; l'après-midi toujours les obus ; à 5h 30 le Lieutenant me demandant à la lisière du village j'y vais ; j'arrive lorsque tout à coup j'entends venir sur moi avec son sifflement tragique un crapouillot, j'ai juste eu le temps de me coucher, il a éclaté à 3 mètres de moi, j'ai été déplacé et suis retombé couvert de pierres et de terre sans une égratignure ! (
NB : une semaine plus tard il fut enterré par un autre obus qui lui a détruit une oreille) Le bon Dieu m'avait encore protégé, tu parles si j'ai fait un bond après que les éclats étaient retombés et si je suis fichu le camp. Le soir, dîné un peu de singe, un peu de pain, un peu d'eau, et à 8h nous sommes allés en 1ère ligne à 35, 50, 80 mètres des boches, et il faut faire attention de ne pas montrer nos têtes car sans cela bombes et balles rappliquent. La nuit n'a pas été troublée comme l'autre, et à part la canonnade et quelques coups de fusils tout s'est bien passé ; ce matin déjeuné corned beef et ¼ de vin.
La canonnade en ce moment fait rage de plus belle, c'est assourdissant et j'en ai la tête brisée, mais il ne faut pas croire ma chérie que tout le monde en meurt, loin de là, puisque ici nous avons eu 4 blessés. Prions bien le bon Dieu pour qu'il me protège et espérons que bientôt tout cela finira et qu'enfin nous pourrons revivre heureux et tranquilles.
Mon Dieu comme cela me semblerait bon si ce bonheur nous était donné ! Enfin, ayons confiance et courage mon aimée et nous en viendrons à bout...


Au Front, le 29 mai 1915

Mon Henriette chérie,

Hier au soir après t'avoir écrit j'ai fabriqué un appareil pour lancer des fusées car à la section c'est moi qui comme sergent suis chargé de ce travail. Puis la nuit est venue, la canonnade continuait et avec la nuit la fusillade a commencé : tout le monde debout fusil chargé, les grenadiers à leur poste moi au mien à la clarté d'une grosse lune superbe et à celle de mes fusées et de celle des autres ; la longue veille a commencé et l'enfer a continué ; nous nous y sommes vite faits et maintenant les éclatements d'obus tout près de nous ne nous font aucune émotion, on se tapit en baissant la tête, les éclats passent, on regarde si les boches ne sont pas sortis de leurs trous et on attend les prochains qui ne tardent pas, mais cette nuit il nous en tombaient à certains moments 30 par minute sur le dos.
Le jour est venu, je me suis couché et j'ai dormi d'un sommeil bien léger ; à 2 heures, le bruit magique : les lettres ! Alors je suis sorti de mon trou et avidement j'ai tendu mes mains frémissantes qui ont reçu avec quel bonheur 4 longues lettres, celles des 21, 22, 24 et 25 ; à ce moment les boches nous ont servi un bombardement en règle mais j'avais tant de bonheur entre mes mains que je me moquais pas mal de leurs crapouillots.
Mon Dieu combien cela fait de bien lorsque l'on est resté 8 jours sans nouvelles de recevoir tant de douces et bonnes pensées, de sentir que là-bas bat pour vous un cœur délicieux de femme qui vous aime et qui pense combien à vous ! Lire tout cela dans ce lieu si tragique vous met du baume au cœur et à l'âme, ce n'est pas que le courage manque, loin de là.
Tu me demandes ce j'ai fait pour être cité à l'Ordre du Régiment, sache bien ma chérie qu'un bon Français, quand il fait quelque chose, ne fait jamais que son devoir et c'est tout naturel.
Nous remplaçons ici la Division de Fer, celle dont a fait partie papa au 37ème ; cher vieux papa, excuse-moi auprès de lui si je ne l'ai pas remercié de sa gentille lettre et de ses 2 billets, dis lui que je lui en suis bien reconnaissant ainsi qu'à maman du sien ; dis leur, ainsi que chez toi, que je pense bien à eux et que je les aime bien, mais hélas les minutes ici sont précieuses et nous sont rarement libres aussi je ne peux écrire à tous, dis leur bien, qu'ils ne m'en veuillent pas.
J'ai reçu ce matin un petit paquet de conserves avec la Bénédictine, j'en étais bien content, et Pierre a reçu 6 paquets : quel déjeuner ! Et combien nous avons su l'apprécier après 5 jours de jeûne, car ici il faut que les cuisiniers fassent des kilomètres pour venir nous ravitailler et souvent cuisiniers et gamelles restent en route car les obus les empêchent de passer.
Ce matin vers 3 heures à notre gauche du côté des Anglais il y a eu une violente action, je crois que nous avançons du côté de L.B. et de S. Du courage ma chérie, les nouvelles sont bonnes et bientôt espérons que la paix viendra avec la victoire, et dans cette paix que nous aurons achetée avec tant de souffrance nous trouverons une telle félicité que nous oublierons bien vite tous ces tristes jours. Prie et priez tous Dieu pour moi, ayons confiance en sa bonté et espérons. Du courage ma pauvre petite Henriette adorée, ton Gustave reviendra, et par mon amour et mes baisers je t'entourerai de tant d'affection que je saurai, toi ma petite femme si française et si vaillante, te récompenser de toutes tes angoisses et de tes peines.
Je termine mon aimée en t'embrassant bien bien longuement et bien tendrement.
Ton Gustave qui pense bien à toi et qui t'adore, bons baisers à tous et à ma chère petite Raymonde.


Note : Ces 2 lettres furent écrites durant "l'Offensive d'Artois", dont l'ouvrage "La Grande Guerre" relate, concernant Neuville-St-Vaast : "Dès le 13 mai l'artillerie lourde allemande s'est renforcée, et à partir du 18 mai une concentration de pièces de tous calibres à tir rapide, pourvues de munitions inépuisables, tient sous un feu intense tout le front de la 10ème Armée. Les journées du 22 au 29 mai sont marquées par de très violentes contre-attaques allemandes sur tout le front, et, en particulier, sur Neuville-St-Vaast; malgré la vigueur de ces actions, l'ennemi ne parvient nulle part à entamer nos lignes, et il est repoussé avec de fortes pertes... Du 27 mai au 02 juin, une attaque générale de nos forces sur Neuville-St-Vaast, menée sur les deux faces du village par la 5ème Division, est arrêtée par des feux d'artillerie et de mitrailleuses... Les jours suivants ... Enfin le village de Neuville-St-Vaast, disputé maison par maison dans une lutte opiniâtre, tombe aux mains de la 5ème Division". 

Mon grand-père fut blessé à Neuville-St-Vaast le 05 juin, puis à nouveau le 28 juillet, et enfin le 12 septembre, cette dernière blessure lui permit d'être évacué définitivement du Front. Son régiment fut ensuite engagé à Verdun...

12 210 corps reposent au cimetière militaire de Neuville-Saint-Vaast, dont 11 443 Français de la guerre 14-18.